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EndlessStory
26 avril 2006

Cela faisait à présent une semaine que j’avais

Cela faisait à présent une semaine que j’avais été introduite dans mon lycée. Je n’avais toujours pas trouvé l’utilité de prononcer le moindre mot en ces lieux. Les professeurs s’étaient tous résolus à m’ignorer, au nom d’une prétendue pédagogie qui vise à ne pas déstabiliser l’élève en difficulté. J’éprouvais, à l’égard de cette sage décision, un profond sentiment de soulagement, et fut heureuse que Monsieur Hallegre ne compta pas parmi les enseignants. J’avais mis les bouchées doubles pour rattraper mon retard scolaire et atteindre à nouveau, dans le paysage scolaire, ce degré de transparence qui m’était si cher.
         
Finalement, au bout de trois semaines, je m’étais installée dans ma routine. Je parvenais même à ignorer les "Mouette" que l’on lançait sur mon passage - et les cris d’animaux qui les accompagnaient.

J’eus souhaité que cet état de grâce dure infiniment. Mais comme bien souvent lorsque l’on ronronne un peu trop devant la cheminée, la Vie vint en étouffer les flammes et vous déloger brusquement de votre repaire.
Etrangement, ce fut le professeur pour lequel j’avais le plus de sympathie qui bouleversa l’ordre établi. Ce fut le jour de la remise des compositions de littérature. Le sujet avait été la création, en alexandrins, d’un poème qui devait retranscrire le sentiment de spleen de Baudelaire. Comme à son habitude, Monsieur Martino resta silencieux derrière son bureau, attendant patiemment que l’agitation ambiante se calme. Après une minute ou deux, il consenti à prendre la parole.
      
- J’ai corrigé vos copies.
L’agitation repris dans l’assistance et il fallut à nouveau attendre une à deux minutes pour recouvrer le silence.
      
- Il y a du tout et du n’importe quoi, les notes vont de quatre à dix-neuf.
A nouveau une vague d’agitation. Des pronostiques fusaient. Comprenant que l’exaltation ne cesserait pas, le professeur enchaîna.
      
- Je vais vous les distribuer, mais avant, je souhaiterais vous lire un devoir qui a particulièrement retenu mon attention.
Le silence regagna aussitôt l’assemblée. Chacun semblait retenir son souffle, espérant sans doute être la personne citée.
Lorsque le professeur commença sa lecture, j’eus la sensation de chuter de trois étages. Mais qu’était-il entrain de faire, l’inconscient ? Moi qui pensais qu’il m’avait compris mieux que quiconque, qu’il savait que je ne souhaitais pour rien au monde attirer l’attention ! Le voilà qui dévoilait mon poème à toute la classe avec une telle impudeur que la situation en devint insoutenable. Je cru d’abord à un mauvais rêve. J’allais me réveiller dans mon lit et recommencer cette journée grotesque. Une bouffée de chaleur me saisi à mesure que ma gorge se resserrait. Puis il n’y eut plus de place en moi que pour la panique. Il me fallait fuir. Fuir au plus vite, feindre un oubli, une urgence, un malaise - qu’il ne serait bientôt plus besoin de feindre, quoi que ce soit pour évacuer les lieux.
Mais le poème fut très vite achevé. Monsieur Martino releva la tête. Chacun de mes camarades regardait autour de lui pour trouver un indice sur l’auteur du texte.
      
- Qu’avez-vous pensé de ce poème ?
Comble de l’horreur, il me faudrait maintenant subir en direct les railleries de mes camarades. L’une d’entre eux leva la main.
      
- Qui a écrit ça, Monsieur ?
      
- Vous le saurez dans une minute, j’aimerais d’abord connaître votre avis.
      
- Je suis sur que ce n’est pas d’un étudiant. C’est vous qui l’avez écrit, c’est ça ?
      
- Qu’est ce qui te fait penser que ce ne peut être la création de l’un d’entre vous ?
      
- Aucun élève de Première n’est capable d’écrire ça !
      
- Je regrette Alysson, mais l’auteur de ce poème est parmi vous.
A nouveau, les regards furetèrent dans la salle. Etrangement, la situation n’était pas celle que je redoutais. Personne ne sembla considérer un seul instant que l’œuvre pouvait provenir de la Mouette. Je reprenais peu à peu mes esprits, me redressant lentement sur ma chaise. J’avais le sentiment d’observer la situation comme si j’avais été extérieure à la foule, à l’abri de l’attention générale. Un faux sentiment de sécurité que je savais de courte durée, mais je caressais encore l’espoir ultime que Monsieur Martino saurait rester discret.
      
- J’aimerai que vous m’exposiez ce que ce texte vous inspire, reprit le professeur pour inciter les commentaires.

Après un moment d’hésitation, plusieurs élèves levèrent la main. Monsieur Martino leur donna la parole à tour de rôle.
      
- C’est triste.
      
- ça donne un sentiment de malaise
      
- On a l’impression que ça a été écrit avec douleur.
      
- C’est pour les dépressifs ce truc !
      
- Ouais ça donne envie de se tailler les veines !
      
- Moi je trouve ça très beau et très profond
      
- Oui c’est très mélancolique.
      
- Ca donne l’impression d’un truc assez intime
J’écoutais avec incrédulité les autres élèves débattre de mon œuvre. Ce fut un sentiment complexe, inédit. Un mélange de crainte et de fierté. J’étais mise à nue en public et l’on observait en détail toutes les parties de mon corps. Lorsqu’au bout d’un moment les remarques tournèrent en rond, le professeur reprit la discussion en main.
      
- Bien. Figurez-vous qu’en rassemblant toutes vos idées, on arrive à peu de choses près à la définition du spleen. J’espère que ce petit exercice oral aura éclairé certains d’entre vous qui, manifestement, n’ont pas compris l’objectif de ce devoir ou qui ont dû manquer les six dernières heures de cours. Je vais maintenant distribuer les copies.
      
- Et on ne peut pas savoir de qui est le texte ? demanda une jeune fille aux cheveux d’un blond d’or.
      
- Oui allez dénonce toi, reprit son voisin en s’adressant potentiellement à l’auteur. Il est bien écrit ton texte il n’y a rien à cacher !
Aussitôt, le brouhaha des conversations repris. Ce fut la première fois, en presque un mois de présence ici, que j’observais ainsi mes condisciples. Oh, bien sur, je les avais déjà tous vu, mais jamais je ne les avais regardé. Ce fut comme si, pour la première fois, la masse informe que je définissais jusque là comme une unité indissociable s’était soudain parcellée d’une vingtaine d’individus très distincts. Il y avait des blonds, des bruns, des roux. Des individus exubérants, d’autres plus timides, d’autres encore qui paraissaient absents. Je comptais plus de filles que de garçons.
Monsieur Martino, qui ne m’avait pas quitté du regard, paraissait à l’affût du moindre des mouvements qui laisserait transparaître mon état d’esprit. Il s’approcha alors silencieusement de moi et me tendis lentement ma copie sur laquelle se dessinait fièrement la note 19/20.
Les bruits s’apaisèrent en décrescendo à mesure que les élèves prenaient conscience de ce qu’il était entrain de se passer.
Je saisi ma composition, sans détourner mon regard de celui de mon correcteur. Mon cœur n’avait cessé de battre la chamade. Monsieur Martino distribua le reste des copies dans un calme inhabituel pour cette classe que j’avais toujours trouvé remuante. Durant le reste de l’heure, je pouvais percevoir de furtifs regards jetés en ma direction. Des regards que je ne parvenais pas à interpréter.
      
La classe fut relâchée quelques minutes avant la fin de l’heure. 
Je m’apprêtais à quitter la salle lorsque le professeur de littérature m’interpella :
      
- Mademoiselle Dupin, un instant s’il vous plait.
Je me raidis. Je ne m’étais jamais retrouvée en tête à tête avec un professeur auparavant. Je me retourna mais ne bougea pas d’un centimètre. Une fois que les derniers retardataires eurent quitté la salle, Monsieur Martino reprit.
      
- Approchez.
Puisqu’il le fallait, je m’exécutais.
      
-  Ce devoir était très bon. J’attends de vous que les prochains le soient tout autant.
      
- …
      
- J’attends également de vous un peu plus de participation en classe, ajouta-t-il.
J’hochais la tête en signe d’approbation et entrepris de sortir de la salle, croyant que le professeur en avait terminé avec moi.
      
- Emma !
Je fis volte-face, à deux pas de la porte. Aucune personne de cet établissement ne m’avait encore appelée par mon prénom. Ce fut un véritable choc, comme si, par ce simple fait de me nommer, Monsieur Martino m’avait insufflé une existence.
      
- Vous avez énormément de potentiel, reprit-il. Je n’admettrais pas qu’il soit gâché. J’exige que vous fassiez un peu plus que de la simple figuration dans la classe. Si vous n’acceptez pas ces conditions, autant ne plus venir à mes cours, est-ce bien clair ?
Après un court instant d’immobilité, j’acquiesçais avec le peu d’énergie qu’il me restait et faisant mine d’un peu plus de conviction. Je quittais la salle de classe en courant pour regagner le cours suivant.

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